La chanteuse et guitariste bolivienne compte parmi les grandes voix militantes d’Amérique latine.

«La lutte pour les droits humains, la liberté, les femmes et les marginaux, voilà ce qui caractérise mes chansons», explique d’emblée Jenny Cárdenas. La chanteuse bolivienne raconte et se raconte, liant son propre parcours à l’histoire de son pays, et au présent qu’elle continue de commenter et de chanter.

L’artiste conjugue les temps, dissidente, mais jamais dissonante. Son regard, sa voix et son allure s’accordent dans la douceur, et ce n’est pas un hasard si elle a choisi le chant et la guitare, ses armes, pour exprimer sa révolte.
Elle est de cette génération qui a lutté contre les dictatures, comptant parmi les chanteurs de la Nueva canción latino-américaine, à l’instar des Silvio Rodriguez, Angel Parra ou Pablo Milanés. Ses convictions l’ont menée au Chili, au Mexique, en Europe de l’Est et en Union soviétique, durant les années 1980. En 1992, elle chantait au Musée d’ethnographie de Genève, à l’occasion des 500 ans de la «découverte» des Amériques. Aujourd’hui, elle revient inchangée, avec toujours sa guitare sous le bras, sa longue chevelure et son indignation.

 

UNE JEUNESSE MILITANTE
Née en 1956 à La Paz, elle a passé une partie de son enfance au Brésil où son père était diplomate. «J’ai commencé à composer jeune, entourée d’une famille de musiciens. Très vite, la musique est devenue un moyen de protestation», raconte-t-elle. En 1973, elle est attirée par la Trova chilena, prémices de la Nueva canción: un style de musique qui s’inspire de la musique indigène, expression de la classe populaire associée aux mouvements révolutionnaires, qui naît au Chili dans les années 1960 pour gagner les autres pays d’Amérique latine, l’Espagne et le Portugal dans les décennies suivantes. Jenny Cárdenas se rend à Santiago du Chili. «Malheureusement, j’ai débarqué en plein coup d’Etat militaire» – destitution d’Allende et avènement du dictateur Pinochet. Une rupture dans l’histoire de ce mouvement: sa figure de proue, le chanteur chilien Victor Jara, est assassinée, et sa mort devient un symbole de la lutte révolutionnaire en Amérique latine
Jenny Cárdenas rentre alors à La Paz, où elle participe aux mouvements universitaires contre la dictature de Hugo Banzer Suárez. Elle donne son premier concert en soliste en 1977, puis sort son premier disque en 1980, avant de s’exiler au Mexique. «Lorsque je suis revenue en Bolivie, deux ans plus tard, à ma grande surprise mon enregistrement avait atteint le sommet de l’audience», se souvient-elle. Elle y chante le poème «Te quiero» de Mario Benedetti, titre éponyme du disque. Le morceau conteste alors la politique du dictateur narcotrafiquant Luis García Mesa, qui règne brièvement en 1980-81.
Désormais figure bolivienne de la Nueva canción, Jenny Cárdenas est l’invitée des différents événements culturels organisés en Europe de l’Est et en URSS. Elle chante aux côtés de Mercedes Sosa ou Silvio Rodriguez. «Durant ces festivals, nous ne faisions pas que chanter: nous discutions avec tous les artistes réunis et échangions nos idées. Les mythes des révolutions en Russie ou en Amérique latine prenaient une autre dimension. J’avais ainsi une vision plus complète de la réalité», explique-t-elle. Elle se rendait soudain compte des contradictions: «Nous chantions tous ensemble la liberté, mais nous découvrions aussi que les jeunes Russes n’avaient pas le droit de sortir de leur pays.»

UNE VOIX INDIGNÉE
Lors de ses concerts, elle introduit toujours ses chansons par une présentation historique: «Le public ne connaît pas toujours l’histoire de mon pays, et j’aimerais partager cette culture», explique celle qui achève ces jours-ci sa tournée européenne. «Je sollicite des musiciens des villes qui m’invitent, car il est impossible de tourner en groupe, pour des raisons financières, mais aussi de visa; on n’a plus la liberté de voyager aujourd’hui…» Et d’ajouter, acerbe: «L’Europe vit une étape d’obscurantisme, une crise injustifiable.» Elle rejoint les indignés, à Stockholm et à Madrid, «pour se rendre visible, montrer une participation civile», et défend «les lieux de création, en marge, où se réinvente l’utopie».
Jenny Cárdenas poursuit ainsi son combat «pour la défense de la démocratie». Militante hier, elle ne cède pas à la nostalgie d’une époque révolutionnaire passée, continuant à mettre des mots sur des notes pour exprimer ses idéaux. Pour son prochain disque, elle abordera l’un de ses thèmes de prédilection, les droits des femmes – «parce qu’il faut toujours y revenir» – et celui du réchauffement climatique, «problématique encore peu chantée, mais qui résume parfaitement la situation: l’irresponsabilité des gouvernements et l’appât du gain».
Ce printemps, elle s’envolera pour Andahuaylillas, au Pérou, «là où a été composée la première œuvre polyphonique religieuse en quechua». Elle y terminera son prochain disque. L’un des titres, «Tacu senegalés», est dédié à son fils qui a appelé son nouveau-né Silvio Amaru, pour le plus grand bonheur de Jenny Cárdenas, admiratrice tant de Silvio Rodriguez que de Tupác Amaru, figure mythique de la lutte péruvienne pour l’indépendance et pour la reconnaissance des droits des indigènes au XVIIIe siècle.

Jenny Cárdenas, Genève, 19 février 2012.

JUAN CARLOS HERNANDEZ